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Netflix : la culture d’entreprise au service de la guerre des talents

Avoir une culture forte comporte au moins deux atouts. Cela permet à l’entreprise d’être plus performante et d’attirer les meilleurs profils.

Cette chronique a été initialement publiée sur le site de Harvard Business Review France.

Après avoir conquis le monde en réinventant la manière de visionner les contenus vidéo, Netflix entreprend d’attirer les meilleurs talents, aux quatre coins du globe, en livrant les principes clés de son management et de sa culture d’entreprise. Le livre de Red Hastings (P-DG et co-fondateur de l’entreprise) et d’Erin Meyer (professeure à l’Insead), « No Rules Rules », qui vient de paraître en français sous le titre « La règle ? Pas de règle », a ceci de fascinant qu’à chaque page, on se trouve un peu plus loin du modèle managérial classique à la française. Ce sont les principes de management et les éléments de la culture d’entreprise qui ont permis à Netflix de devenir, en un peu plus de 20 ans, un acteur mondial du divertissement, grâce à une réinvention permanente, depuis que Red Hastings a décidé de renverser son business model de CD envoyés par la Poste, au streaming, puis à la diffusion d’œuvres originales, puis à la production de contenus, dont la création « Roma »,  qui a été primée aux Oscars.

Le modèle qu’il partage est celui des « acteurs de l’économie créative où l’innovation, la rapidité et la flexibilité sont la clé du succès ». Il reconnaît qu’un certain nombre de secteurs échappent à ce modèle, et même dans une entreprise créative, certains départements : tout ce qui a trait à la sécurité, par exemple. Quand le risque est la vie humaine, la fiabilité des données, la sécurité des infrastructures… les règles et les process sont nécessaires pour prévenir le risque d’erreur et assurer la sécurité. Mais dans les organisations créatives, le danger n’est pas l’erreur. Ce n’est pas non plus le manque d’optimisation des coûts. C’est de disparaître faute d’innovation. La préconisation est alors d’opter pour la liberté et la responsabilisation des individus, seules capables de favoriser créativité et rapidité. En d’autres termes, c’est faire le choix « d’opérer au bord du chaos ». L’illustration de ce mode de fonctionnement ? La place de l’Etoile, aux heures de pointe, observe Erin Meyer, qui habite à deux pas. Le balai des voitures, qui n’ont d’autre obligation que de respecter la règle commune de la priorité à droite, avec pour objectif commun d’éviter l’accident, pouvant se faufiler ou couper une file, est bien plus fluide et rapide que si la circulation était régie par des feux tricolores et des marquages au sol.

Un groupe de Jazz qui s’appuie sur des individualités talentueuses

Selon Reed Hastings, l’entreprise créative de demain ne doit pas ressembler à un orchestre symphonique parfaitement ordonné suivant un chef, mais à un groupe de Jazz, où « ce sont des individualités talentueuses qui peuvent réagir et s’appuyer les unes sur les autres ». Le succès de Netflix est l’illustration de la puissance de la culture d’entreprise, où l’adhésion forte et partagée aux valeurs permet d’éliminer les process et de rendre toute l’entreprise incroyablement agile.

Cela ne s’obtient pas d’un coup (Netflix a mis 15 ans pour peaufiner son système) et nécessite d’accepter des manières de fonctionner individuelles et collectives bien éloignées de l’existant, dans la majorité des entreprises. Cela pose aussi la question de la performance des entreprises dans un environnement ouvert, ultra concurrentiel, où il s’agit d’attirer les talents pour se démarquer et réussir à l’échelle mondiale. Cette expérience particulière de Netflix incite chaque entreprise à se demander en quoi sa culture interne la rend attractive et compétitive. Parvenir à être une « entreprise adulte », comme peut être décrite Netflix en ce qui concerne sa relation avec ses salariés, représente un effort dans le temps. Cela suppose d’assumer quelques choix radicaux. Voyons les ingrédients d’une culture d’entreprise forte et attractive, la puissance d’accélération qu’elle procure et à quelles conditions elle pourra se déployer.

1- Les ingrédients de la culture de Netflix remettent en question les fondements du modèle managérial traditionnel

Les grands principes au cœur de la culture et du management de Netflix sont la liberté et la responsabilisation, la franchise et la transparence, une excellence et une sélectivité assumées, au service de l’entreprise. Autrement dit, une culture du risque, de la confiance et de la réussite. On est à l’opposé des usages les plus répandus au travail en France, de la centralisation, de la défiance et de la norme. Bien sûr, il y a des exceptions mais elles se heurtent souvent à un ensemble de règles et de pratiques contraires, qui ne sont pas remises en cause, quand elles ne sont pas favorisées.

La démarche de Netflix est intéressante car :

– Elle part d’une vision du marché : il est nécessaire d’attirer les meilleurs pour être les premiers. La question est donc : comment je rends ma société désirable pour les meilleurs.

– Elle est pragmatique dans sa traduction : ce qui attire les meilleurs et permet de les garder, c’est qu’ils puissent exprimer leurs talents et leur créativité. L’entreprise a donc supprimé au maximum les irritants, comme les plafonds de notes de frais et les autorisations préalables diverses, qui encadraient chaque cas particulier. Tout le monde se simplifie la vie, des contrôles aléatoires sont effectués a posteriori par les services financiers. Idem sur les congés, où le contrôle social des collègues remplace le contrôle financier, la suppression de la règle offrant un sentiment de liberté supplémentaire.

– Elle est implacable dans sa logique : c’est un pacte conclu entre deux parties, dont les termes sont connus à l’avance. Tout est fait pour que le salarié exprime le meilleur de lui-même, dans l’intérêt de l’entreprise. Les directeurs et les créatifs sont payés comme des rock stars mais acceptent de devoir quitter l’entreprise quand ils ne font plus l’affaire, c’est-à-dire quand ils ne passent plus le « keeper test ». Netflix encourage ses managers à s’interroger régulièrement : ont-ils les bonnes personnes aux bons postes ? Ce « keeper test » les aide à trancher, selon les termes suivants : « Si une personne de ton équipe devait démissionner demain, essaierais-tu de la faire changer d’avis ou accepterais-tu sa démission, peut-être même avec un certain soulagement ? Si c’est le cas, alors offre-lui dès à présent une indemnité de licenciement et pars en quête d’une star, d’un collaborateur que tu voudrais garder à tout prix. »  Cela peut être douloureux quand cela arrive, mais cela fait partie du deal de départ. Un poste chez Netflix n’offre pas une sécurité mais une liberté d’expression. L’entreprise n’est pas une famille mais une équipe olympique, constituée des meilleurs, toujours à la pointe, pour gagner la compétition mondiale. La liberté et la confiance ont une contrepartie : la sanction exemplaire. Celui qui triche sur ses notes de frais est licencié pour l’exemple. Celui qui utilise les données confidentielles à l’extérieur de l’entreprise est averti qu’il ira en prison.

Il n’y a pas de normes mais il y a une règle essentielle à respecter : l’intérêt de Netflix. Pour éviter le chaos lié à l’absence de process, l’entreprise fait confiance au discernement de ses salariés. D’où la recherche d’une « haute densité de talents ». « C’est, rappelle Reed Hastings, le point le plus essentiel pour la fondation de toute l’histoire de Netflix ». « Un lieu de travail réactif et innovant se compose de ce que nous appelons des « collègues remarquables » – des gens de très grand talent, exceptionnellement créatifs, qui abattent une somme de travail considérable et collaborent de façon efficace. Aucun des autres principes ne fonctionne à moins de s’être assuré que ce premier point est bien en place ». C’est sur cette base que Netflix a construit une identité interne forte, reposant sur des repères partagés et s’emploie, avec cohérence et détermination, à les faire vivre. C’est cette culture d’entreprise qui est à l’origine de son incroyable capacité à se renouveler sans cesse.

2- La culture d’entreprise est un puissant vecteur de performance, à condition de définir à quoi elle doit servir

La culture d’entreprise, c’est l’ensemble des valeurs et des croyances qui régissent les comportements d’une entreprise à un moment donné. Et donc, qui détermine ses actions et ses résultats. Pour soutenir la performance des activités, la culture d’entreprise doit être choisie et servir un objectif. Chez Netflix, c’est la stratégie du renouvellement permanent, pour avoir toujours un coup d’avance sur le marché. Il s’agit donc d’embaucher des profils très créatifs et très autonomes, de libérer l’innovation et la capacité à décider vite. L’hyper sélectivité, l’exigence, l’autonomie, la coopération, la souplesse et la responsabilisation font partie des manières d’agir admises et attendues de la part de chacun. Dans telle autre entreprise plus traditionnelle, qui doit gérer des processus industriels avec des normes sanitaires strictes et dont la moitié des effectifs sont des employés de production en usine, l’identité est tout autre. Elle s’est façonnée au fur et à mesure, mais sans être pensée, autour du respect de la hiérarchie et des normes, du cloisonnement et de la protection, et d’une tolérance qui favorise les écarts.

Face à la concurrence mondiale de nouveaux entrants, la question qui se pose est de savoir si cette culture interne va soutenir l’entreprise dans sa compétitivité et sa croissance : l’aide-t-elle à s’adapter et attirer les talents dont elle a besoin ? Si cette question n’est pas prise en compte, le risque est d’arriver à un délitement de ce qui constituait le ciment de l’entreprise. Les repères communs sont bousculés par les adaptations nécessaires au marché, qui s’opèrent au gré des événements. Les anciens regrettent la disparition de l’entreprise qu’ils ont connue, les nouveaux sont en décalage et ne parviennent pas à se faire entendre. Des poches de résistance se créent, les contrôles doivent se multiplier pour remédier à l’absence de coopération. Le sentiment dominant de démotivation des salariés est dû en grande partie à cela, tout comme l’échec d’environ 70% des transformations d’entreprise.

A l’inverse, mettre en exergue les valeurs fondamentales qui constituent l’identité de l’entreprise, et définir les manières de faire des individus entre eux, crée des repères communs et permet d’avancer dans le même sens beaucoup plus efficacement. Quels sont les comportements à adopter pour rendre l’entreprise performante et qu’est-ce qui rendra fier le collectif ? Par exemple, la solidarité, la qualité et le respect des délais. Si tout le monde prend à cœur de respecter les délais et la qualité, chacun étant comptable vis-à-vis des autres d’incarner les valeurs, les contrôles peuvent être allégés. Il est d’autant plus important pour une entreprise en forte croissance d’entretenir une culture forte pour maintenir la cohésion de son collectif et ne pas être obligée de multiplier les process et contrôles, au fur et à mesure que l’effectif grossit. Elle gagnera en souplesse, et donc en réactivité, et diminuera ses coûts.

3- Les conditions du succès et le rôle du dirigeant pour construire une culture d’entreprise attractive et performante

Une culture d’entreprise est faite de ce que l’entreprise, et notamment sa direction, tolère ou non. Le pire pour une entreprise – et qui fait beaucoup de dégâts si elle est en croissance – est la culture qui s’est installée par manque de courage et l’acceptation des petits écarts, qui ont fini par être l’étalon des comportements dans l’entreprise. Les motifs de départ des meilleurs éléments se logent souvent dans ce manque de vigilance et de rigueur. Il existe trois conditions pour construire une culture forte au service de la performance de l’entreprise, surtout s’il s’agit de faire évoluer significativement la culture d’origine : l’engagement de la direction, une vision partagée, enfin la volonté incessante de la faire vivre.

– Le ou la dirigeant(e) doit être convaincu(e) du changement nécessaire et doit véritablement porter le projet (en cas de transformation culturelle), en impliquant l’ensemble de son comité de direction. Si ce n’est pas le cas, cela ne peut pas fonctionner. Cela semble relever du bon sens, mais cela ne va pas de soi, car un changement de culture implique des évolutions de comportements, y compris chez les dirigeants. Question d’exemplarité et de crédibilité. Les hésitations d’un dirigeant peuvent d’ailleurs révéler ses interrogations sur les ambitions fixées pour l’entreprise.

– Deuxième condition, la construction et le partage d’une vision commune de là où doit être l’entreprise dans 10 ou 15 ans. Si l’image est floue, si elle n’est pas comprise par tous, inutile de croire que la culture d’entreprise sera partagée, parce qu’elle-même sera floue.

– Enfin, une culture d’entreprise, ce n’est pas qu’une vision ou des valeurs. C’est aussi le reflet des relations sociales au sein de l’entreprise : comment chacun traite l’autre, s’adresse à lui ; comment on règle les désaccords ; est-ce que l’on fait spontanément confiance aux autres (ou non)… Il faut définir les comportements « marqueurs essentiels », sur lesquels tout le monde s’entend. Et une fois ce travail effectué, faire en sorte de les mettre en pratique. Par exemple, construire une culture de l’agilité et de l’innovation passe par la responsabilisation et la coopération. Mais cela ne peut pas être qu’une injonction. Demander à des individus qui ont toujours agi à l’abri de la hiérarchie de prendre des risques et à ceux qui avaient le pouvoir (ou pensaient l’avoir) de le partager ne peut fonctionner que si l’ensemble des acteurs apprennent à le faire et jouent le jeu. Cela demande une vraie persistance dans le temps, mais tient aussi à une multitude de règles, non écrites, qui en découlent et qui constituent la relation entre les individus, créant ce sentiment collectif particulier de « culture d’entreprise ». L’équilibre est fragile. C’est pourquoi, il ne peut y avoir de tolérance pour les infractions à la règle commune. Sinon, on passe de la règle partagée, évidente à s’appliquer à soi-même, à la norme écrite à respecter. On n’est plus dans la culture d’entreprise, mais dans le règlement intérieur.